Notre français*

Article : Notre français*
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28 mars 2013

Notre français*

Je dois présenter, lundi 1er avril, à l’université de Nouakchott, devant un parterre d’hommes de lettres, mon livre, Le Parler français Hassaniya. Bon, je dis livre par abus de langage, peut être parce qu’il s’agit d’un vieux manuscrit qui gît depuis près de vingt ans dans le fonds mauritanien du Centre culturel français (devenu Institut français) et dont j’ai conservé une copie actualisée, au  fur et à mesure de l’évolution du corpus avec l’apparition de mots nouveaux.

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Par exemple, en 1998, date d’écriture de cet essai sur les emprunts de la langue française en hassaniya (1), des mots comme « réso » (réseau), « portable » ou « écouteur » n’existaient pas encore dans le parler hassaniya de l’univers du téléphone.

En abordant ce passage d’expressions et de mots français dans le hassaniya, j’ai fait plusieurs constats :

1 – On ne peut savoir exactement combien il y a de mots et d’expressions passés dans notre parler hassaniya de tous les jours. Ce qui est sû,r c’est qu’ils dépassent largement le millier de mots français « hassanisés » que j’ai recensés. Sûr également qu’il y en a qui « naissent » tous les jours. Dans un cyber (le mot est fréquemment utilisé), on ne parle que connexion « connectionh  ed’ayva » (pour dire que la connexion est faible), tirage,  photocopie et « tescani » (scanner).

2- Ces mots de la langue française ont été incorporés seulement dans le langage populaire. Populaire : la précision a son importance. Car le Hassaniya « relevé » – si je peux appeler ainsi celui des poètes et des gens « sérieux » – n’utilise que très rarement ces mots « impurs » qui ont fini pourtant par avoir une certaine audience grâce aux effets plaisants qu’ils donnent au parler hassanniya  de tous les jours.  On dit par exemple, dans le langage galant, « ettenti » (tenter) pour draguer, et « et’bardil » (de bordel) pour une vie digne d’un bordel s’agissant d’un militaire n’arrivant pas à avancer en grade !

3 – La confrontation du sens du mot en Hassanniya avec le(s) sens en français montre que ces mots et expressions français qui ont réussi à « percer » dans le Hassanniya populaire sont dits. Ils ne sont pas arrivés jusqu’à nous inchangés.  Leur prononciation s’est modifiée et certains s’emploient même dans notre parler de tous les jours avec un sens nouveau. Parfois, ils n’ont qu’une lointaine ressemblance phonique avec le mot français. Quel rapport entre « carwassa » et cravache, entre « keîlouss » et colosse ?

4 – Il s’agit d’abord d’un parler corporatiste. Si tous les Mauritaniens citent sans hésiter les différentes parties d’une voiture en français : « capou » (capot), « volanh », « portière », « cle-rou » (clé roue), « reservwar » (réservoir), « malarière » (malle arrière), c’est parce qu’ils l’ont d’abord entendu chez les « mécaniciens » et les « choffeurs » ! On dit aussi « chouveurs ».

Ce parler est, le plus souvent, des groupes de mots appartenant à des domaines bien déterminés. C’est un parler corporatiste. Il y a ainsi un parler militaire, un parler galant, commercial, etc. Soulignons tout de même qu’il arrive que le mot «hassanisé» entre de façon définitive et complète dans le parler général, mais l’usage corporatiste est presque toujours un passage obligé.

5 – Ces emprunts doivent cependant être situés dans un contexte bien déterminé, celui d’un pays économiquement faible (la Mauritanie) dont les «marchés» sont envahis par les matières et produits consommables en provenance d’un ailleurs jusque-là insoupçonné. Les emprunts de mots accompagnent «l’arrivée» – l’arrivage, disent les hassanophones – des choses (fruits et légumes, vêtements, sport, etc) et, plus rarement, des idées. Ils décèlent les influences des peuples les uns sur les autres : influence du colonisateur sur le colonisé, influence du pays industrialisé sur le pays pauvre, influence du producteur sur le consommateur, etc. C’est pourquoi, il convient, pensons-nous, de ne regarder ces emprunts que d’un point de vue socio-économique, non linguistique. Par ces emprunts, les locuteurs «Hassān», ne cherchent pas, de façon consciente, à enrichir leur langue.Ces mots concernent le plus souvent des réalités nouvelles qui, le plus souvent, n’ont pas de nom dans la langue hassanniya. Plus rarement, à cause de l’avancée technologique de l’Occident, le hassanniya donne à ces objets nouveaux des noms-doublures crées après-coup. Ainsi des mots comme «cāre» (carré, terrain d’habitation), «si-gna-tīre» (signature), «marsandīs» (marchandise) sont passablement concurrencés par leurs équivalents arabes.

II y a également ce qu’il convient d’appeler «les mots d’époque». L’entrée  de ces mots et expressions français dans le hassanniya s’est faite d’une manière très variable selon les époques (époque coloniale et époque moderne3). Ainsi, certains ont une existence circonscrite dans le temps, comme les mots «gum-ye» (goumier), « partisāne » (partisan), «cung-re»  (congrès). Ce sont des«maux» d’époque qui évoquent, aujourd’hui encore, des histoires de colons, de colonisés et de gardes chiourmes.

6 – Il reste à évoquer enfin le degré de parallélisme sémantique entre le mot français et son répondant en Hassanniya.

Ces emprunts sont le plus souvent, au-delà de toutes variations phoniques, les répliques d’une même entité signifiante4. Le sens en Hassanniiya peut demeurer le même que celui qu’a le mot en français mais parfois le mot français «hassanisé» ne rend que quelques-uns des aspects de ce mot et en ignore les autres. Il est rare d’assister, après l’intégration du mot français, à une désintégration du sens mais cela arrive quelque fois. Deux étapes sont alors suivies par ce processus d’intégration:

  1. Le locuteur «hassān» prend le mot avec l’objet ou la réalité qu’il représente.

Les montres envahissent le marché et cessent d’être cet «objet rare» que ne possèdent, à son arrivée en Mauritanie, que quelques rares privilégiés. Le nom français est dans toutes les bouches. Progressivement, il intègre le parler populaire. Il est adapté5. Parfois il est tout simplement adopté.

2. Cet objet ou cette réalité génère par la suite un autre sens, à partir d’un usage local que la langue d’accueil confère au mot français. «Jericān» (jerrican», récipient d’une contenance de vingt litres environ, est devenu – aussi – le nom d’une danse folklorique des haratines6 du Brakna7. L’intérêt linguistique donc, si nous nous obstinons à le rechercher, réside dans ces écarts d’emplois populaires.

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1. Dialecte arabe de Mauritanie

2. Nous adjectivons ce mot au même titre que «hassanisé». «Hassān» désignera ainsi, comme en hassanniya, «ce qui est relatif à cette langue ou à ses locuteurs».

3. l’après indépendance, il va s’en dire.

4. Il s’agit d’un parler au sens strict du mot, nous le rappelons.

5.la prononciation du mot français «hassanisé» est très souvent soumise aux règles qui régissent le    hassanniya. Certains mots, par exemple, seront précédés d’un «el» déterminatif équivalent à l’article défini «le», «la» : «el baqaf» (le paquet), «el bâz» (la base).

6. Maures noirs, descendants d’anciens esclaves.

7. Région du sud-oust mauritanien

*J’adopte ce titre au lieu de « Le parler français hassaniya » en hommage à feu Habib Ould Mahfoud qui fut le premier à lire ce travail et qui en fut, m’avait-il dit un jour, une présentation dans le cadre de la semaine de la francophonie, sous ce titre ;

 

 

 

 

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