Mauritanie : ministres et « ministrés »

7 janvier 2015

Mauritanie : ministres et « ministrés »

Nani Ould Chrougha, ministre des pêches (Photo: Google)
Nani Ould Chrougha, ministre des pêches (Photo: Google)

J’ai vraiment apprécié l’intervention du député de Nouadhibou, Ghassem Ould Bellali, qui, bien que soutenant le président Mohamed Ould Abdel Aziz, ne s’embarrasse pas de scrupules pour dire tout haut ce que les autres élus du peuple pensent tout bas. Ce député donc, vient de démontrer par l’exemple, comme je l’écris moi souvent dans mes articles, qu’il y a ministres et « ministrés ». Des apparents et des cachés. Des ministres qui décident et d’autres qui exécutent.

En fait, c’est un subterfuge, une stratégie qui ne date pas d’aujourd’hui. Taya en a usé et abusé, le président Aziz l’a repiquée. Recette : on forme un gouvernement de 30 membres avec le savant dosage tribalo-régionaliste nécessaire pour contenter le plus de monde possible mais l’on se rend compte qu’on a deux ou trois amis indispensables. Alors c’est décidé, ils seront des ministres « cachés ». Il suffit de les nommer secrétaires généraux, chargés de missions ou conseillers. Et de faire comprendre au ministre « apparent » qu’il n’est qu’une devanture, un « ministré ». Un terme que j’affectionne pour souligner à mes lecteurs qu’un ministre mauritanien est très souvent nommé pour une raison autre que celle de ses compétences.

Devant, l’assemblée nationale donc, le député Ghassem Ould Bellali s’est attelé à démontrer à un ministre des pêches médusé qu’il n’est pas le maître à bord, que c’est en fait, son conseiller technique, le colonel à la retraite Cheikh Ould Baya qui tient la barre. Et quand on a voulu mettre en doute les paroles du député, il a su utiliser des arguments massue: « pourquoi alors n’est-il pas assis là derrière vous, à côté des autres conseillers ? Et Ould Bellali d’énumérer les nombreuses fonctions du puissant colonel « retraité », au propre comme au figuré : conseiller technique du… « ministré »… maire de Zouerate, la cité minière d’où part vers les marchés mondiaux le fer mauritanien, négociateur en chef avec l’Union Européenne, dans le domaine des accords qui la lie avec Nouakchott, président du conseil d’administration de la Mauritanienne de Sécurité Privé (MSP), président de l’Association des maires de Mauritanie et, pour boucler la boucle, il continue à avoir la haute main sur la surveillance maritime, en transformant la DSPCM (Délégation à la surveillance des pêches et au contrôle en mer) en Garde-côtes.

Le colonel à la retraite Cheikh Ould Baya, l'homme fort du ministère des pêches
Le colonel à la retraite Cheikh Ould Baya, l’homme fort du ministère des pêches

C’est pour vous dire que le feuilleton Cheikh Ould Baya, est loin d’être clos. Même si le pouvoir tarde à lui demander des comptes. Même si le président Mohamed Ould Abdel Aziz semble lui accorder encore, mais jusqu’à quand, sa confiance.

Ceux qui suivent de près ce que le pouvoir qualifie de lutte contre la gabegie ne peuvent qu’être sûrs d’une chose : cette histoire de milliards d’ouguiyas, bien ou mal acquis, par le puissant colonel à la retraite, lui porte préjudice. Toute la presse nationale en a parlé, des semaines durant. Et maintenant, un député déplace la question au niveau de l’Assemblée nationale.

Le député de Nouadhibou s’interroge à juste raison : Ould Baya n’a-t-il pas reconnu lui-même, emporté par l’euphorie de la campagne électorale des municipales et législatives de novembre 2013, qu’il avait « gagné » des milliards d’ouguiyas quand il était le patron de la Délégation à la surveillance maritime ? N’a-t-il pas dit, assène Ould Bellali, qu’il s’accaparait de 48% des amendes de pêche dont étaient frappés les bateaux contrevenants ? Un pactole qui se chiffrait à 3 ou 4 milliards d’UM comme également il l’avait reconnu lui-même. Tous les regards, toute l’attention, sont maintenant braqués sur ces milliards qui sont allés dans les poches de particulier alors qu’ils devaient, pour une grande partie, alimenter les caisses de l’Etat. Et comme quelqu’un l’a bien dit : pourquoi ces « privilèges » n’ont-ils pas été accordés à la douane et aux Impôts qui font entrer pourtant dans les caisses de l’Etat beaucoup plus d’argent ? Comment expliquer cette « générosité » avec le colonel Ould Baya et pas avec les autres fonctionnaires de l’Etat qui contribuent à la mobilisation des ressources nécessaires au fonctionnement du pays ?

Pour toutes ces raisons, les mauritaniens sont d’accord avec le député Ghassem quand il se demande pourquoi Cheikh Ould Baya ne restituerait pas l’argent au trésor public ?

Et le député, qui ne manque pas de courage politique, au moment où tout le monde est convaincu que Cheikh Ould Baya est protégé par son amitié supposée ou réelle, avec le président de la République, de demander au puissant colonel à la retraite de restituer l’argent indument gagné, « pour aider le secteur des pêches frappé par la morosité » à sortir de la crise.

Voici, pour ceux qui le désirent, une traduction, faite par mes soins, de l’intervention en arabe du député GHASSEM.

« Monsieur, le ministre des pêches, Nani Ould CHROUGHA, je te désigne par ton nom pour répondre à l’un de tes collègues qui nous disait, l’autre jour, qu’il faut éviter de nommer les gens. Pour lui dire que quelqu’un qui veut être épargné n’a qu’à rester chez lui et ne pas accepter de charge publique. Je veux dire également aux ministres qu’on ne donne pas de directives aux députés concernant ce qu’ils doivent dire ou non. C’est inverser les rôles. Donc, Monsieur le ministre, nous avons entendu ce que vous avez dit. Nous ne dirons pas que rien n’a été fait au niveau du ministère mais nous parlerons tout de même de la situation difficile qu’il traverse. On dit que nous avons les côtes les plus poissonneuses au monde, que le secteur génère 40000 emplois. Au Maroc c’est un million d’emplois et au Sénégal, pays auquel vous venez d’accorder de nouvelles licences, c’est 600000 emplois directs et indirects. Monsieur, le ministre, en 70, on mettait les thons et les sardines en conserve ici, c’étaient les étrangers qui le faisaient. Mais aujourd’hui, aucune boite n’est fermée en Mauritanie, donc pas d’emplois, et notre produit est vendu à l’état brut, comme l’a dit l’un des députés. Monsieur le ministre, les bateaux congélateurs s’écroulent et, comme vous le savez, leur problème c’est le renouvellement. Monsieur, le ministre où avez-vous vu une pêche artisanale sans financement ? Comment comprendre que le gouvernement consent à éponger les dettes des agriculteurs et même à les refinancer, et laisser les pêcheurs ?

(…) Tout cela est de la responsabilité de qui ? Je m’en vais vous le dire et, pardonnez-moi, je vais nommer : de celui qui est le véritable ministre des pêches depuis 2008, le colonel à la retraite Cheikh Ould Baya. Si ce n’était pas le cas, il allait être assis là, derrière le ministre, avec les autres conseillers. C’est lui le responsable des garde-côtes, c’est lui le maire de Zouerate et de Nouadhibou, c’est lui le chef de la société de sécurité. C’est lui qui a été chargé, depuis 2008, du secteur des pêches probablement sur la base d’informations qui ne sont pas celles dont nous disposons. Nous n’inventons rien, nous ne disons que la vérité alors qu’on nous attaque à travers des articles payés avec l’argent public. Et, ici, monsieur le président, je vais revenir à cette question de l’argent public. Mon collègue Kane Ousmane avait dit que si les 48% donnés à Ould Baya l’avaient été à la pêche artisanale ou à la formation, ils auraient servi à quelque chose. Et même si nous acceptons que ce montant lui a été attribué de manière légale, il l’utilise illégalement en achats de consciences. Il l’utilisait aussi pour menacer les ministres, les hauts fonctionnaires et même les députés. »

Interrompu par le président de l’Assemblée qui lui demande de rester dans le cadre de la politique des pêches, le député Ghassem Ould Bellali rétorque :

« Monsieur le président, vous allez vous aussi nous interdire de citer les noms. Monsieur le président, vous vous appelez Mohamed Ould Boillil, moi c’est Ghassem Ould Bellali.

(…) Finalement, monsieur le président, je lance cet appel au président de la République, en prenant à témoin le ministre (qui doit comprendre qu’on est en train de le décharger, pour l’histoire, d’une responsabilité qui n’est pas la sienne), et son staff, que tant que le secteur est géré par un individu plein de suffisance et n’écoutant personne, rien ne marchera. »

 

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